CHAPITRE 8
Aucun innocent ne peut
mener une vie aussi dépourvue de vices inoffensifs.
Une semaine plus tard, nous étions tous sur le quai quand le train de nuit en provenance du Caire entra en gare. Même Emerson avait interrompu son travail pour venir.
Evelyn fut l’une des premières à descendre du train. Pâle et amaigrie, elle arborait des cernes de fatigue sous les yeux, mais il y avait un indéfinissable changement dans son attitude, qui me fit espérer que le rétablissement tant attendu s’était amorcé. Je me rendis compte qu’elle n’avait reçu aucun des messages encourageants que j’avais envoyés, car après m’avoir jeté un coup d’œil rapide, elle courut vers Ramsès et le prit dans ses bras.
— Dieu merci ! Tu vas mieux, Ramsès ? Tu es remis ?
— Oui, tante Evelyn, répondit Ramsès. Par chance, le couteau est passé à côté des organes vitaux, et le médecin que Mère a consulté, contrairement à ses habitudes, s’est révélé compétent. J’ai perdu beaucoup de sang, mais grâce en partie à la consommation de plusieurs litres de bouillon de poulet…
— Le couteau ? (Evelyn rajusta son chapeau, qui avait été déplacé par l’impétuosité de ses embrassements.) Ciel ! As-tu été blessé, alors ? J’avais l’impression que tu étais tombé malade.
— Euh… mmm, fit Emerson. Oublions Ramsès, il est rétabli, comme vous le voyez. Vous avez l’air fourbue, ma chère Evelyn. Allons directement à l’hôtel. Où sont vos autres bagages ?
Il n’y en avait pas ; ils n’avaient que leurs bagages à main. Ils n’avaient pas pris le temps d’emporter une malle ou de se reposer en chemin ; ils avaient seulement fait halte pour attendre le moyen de transport suivant. Evelyn m’avait passé un bras autour de la taille – pour me soutenir, comme elle le croyait – et je me sentis légèrement coupable. Les méthodes d’Emerson sont peu orthodoxes, mais elles ont le mérite d’être efficaces.
Lorsque nous parvînmes à l’hôtel, Walter avait entrepris Emerson au sujet de la tombe. Je tentai de persuader Evelyn de s’allonger, mais elle refusa, prétendant que le plaisir de retrouver ceux qu’elle aimait et le soulagement de constater que ses pires craintes étaient sans fondement l’avaient ragaillardie. Aussi nous assîmes-nous dans le salon de leur suite, puis nous commandâmes du thé tandis que Emerson faisait son exposé.
— Nous avons moins avancé que je ne l’espérais, admit-il. J’ai dû passer mon temps à repousser des journalistes de malheur et des touristes curieux, et nous avons été victimes d’accidents. Deux chutes de pierres…
— Deux ? s’écria Walter en jetant un coup d’œil involontaire à sa femme. Es-tu certain que c’étaient bien des accidents ?
— Et quoi d’autre, selon toi ?
La réponse éludait la question, mais nous n’avions pas réussi à déterminer la cause de ces chutes de pierres, la tombe ayant été gardée jour et nuit.
Le sourire qui illumina le visage maigre de Walter fut la première véritable manifestation d’amusement que j’eusse vue sur son visage depuis des mois.
— Mon cher Radcliffe, à ma connaissance ni toi ni Amelia n’avez jamais été victimes d’accidents ordinaires. J’ai donc déduit tout naturellement que vous étiez, comme d’habitude, traqués par une bande de criminels.
— Et vous êtes venus malgré tout, m’exclamai-je, très émue.
— Raison de plus pour venir, déclara Evelyn fermement.
— En réalité…, commença Ramsès. Evelyn et moi lui lançâmes à l’unisson :
— Tais-toi, Ramsès.
— J’ai l’intention de tout vous expliquer à tous les deux, poursuivit Emerson en sortant un crayon de sa poche. Mais d’abord, permettez-moi d’achever ma description de la tombe. L’accès en est difficile…
Vu qu’il n’avait pas de feuille de papier sous la main, je le laissai dessiner sur la nappe. Il esquissa un plan grossier de la fissure et de l’entrée de la tombe, puis conclut :
— Après la seconde chute de pierres, j’ai décidé de suivre la suggestion de Ramsès, c’est-à-dire de dégager entièrement la partie inférieure de la fissure. Je ne veux pas laisser courir le bruit que la tombe serait maudite.
— Sans parler du risque que l’un des hommes ou que l’un d’entre nous soit estropié ou tué par une chute de pierres, intervins-je. Nous ne courons plus ce danger à présent, Walter, je vous le garantis. La partie inférieure de la crevasse est ouverte et nos hommes confectionnent un escalier.
— Mais la tombe, insista Walter, y a-t-il des inscriptions ? Avez-vous découvert la chambre funéraire ?
— Voyons, Walter, ne va pas plus vite que moi, repartit Emerson en retenant sa colère. Jusqu’ici nous ne sommes pas allés plus loin que la première chambre. Voici le couloir d’entrée…
Il fit courir son crayon sur la nappe blanche, et Evelyn, me gratifiant d’un sourire, écarta une tasse de thé.
— Le couloir et au moins une partie de la chambre au-delà avaient été remplis d’éclats de pierres, poursuivit Emerson.
— Délibérément remplis ? Comment sais-tu que les débris ne se sont pas accumulés dans la tombe par suite d’inondations ?
— Bon sang, Walter, mets-tu en doute mes compétences ? lança Emerson.
Walter opposa un aimable sourire à son expression hargneuse, et Emerson reprit de mauvaise grâce.
— La question se justifie. Bien qu’il ne pleuve pas souvent ici, les gros orages n’y sont pas inconnus, et beaucoup de tombes ont été endommagées par des inondations soudaines ou par des infiltrations. Pour une raison ou pour une autre, peut-être parce que l’eau de pluie a coulé directement dans la crevasse, la tombe semble avoir très peu souffert. On l’a délibérément remplie pour la protéger.
« Les voleurs ont creusé un tunnel à travers le couloir et ont dégagé, en partie du moins, les gravats dans la première chambre. Mais il y avait un gros tas d’éclats de pierres similaires au fond de la crevasse.
« Tout au fond de cette chambre se trouve une ouverture (il la dessina) obstruée par des blocs de pierre. Nos amis ont réussi à enlever l’un de ces blocs et ont commencé à percer un tunnel à travers le couloir bouché derrière – car celui-ci aussi a été obstrué par des pierres et des éclats. Je ne sais pas ce qui se trouve derrière cette ouverture.
Cette conclusion abrupte laissa Walter bouche bée.
— Mais mon cher, quel étrange manque de curiosité ! Pourquoi n’as-tu pas poursuivi les investigations ?
— Parce que le tunnel est si étroit que seul un enfant pourrait y passer et que je ne sais pas combien il mesure. Même si j’étais disposé à laisser Ramsès tenter quelque chose d’aussi périlleux, il n’est pas en assez bonne forme en ce moment pour se livrer à un tel exercice.
— Et tu ne ferais pas assez confiance à un jeune autochtone pour le laisser explorer le couloir, dit Walter pensivement.
— Pas sans l’avoir fouillé des pieds à la tête une fois qu’il en serait ressorti, répliqua Emerson en claquant les mâchoires. Et il y a d’autres cachettes… Non, je ne prendrai pas ce risque, ni celui qu’un garçon sans expérience détruise un objet fragile.
En parlant il avait évité les yeux accusateurs de Ramsès. Il avait refusé de laisser entrer David dans le second tunnel, prétendant, d’abord qu’il n’avait pas d’expérience, et deuxièmement, qu’il n’était pas complètement remis de ses blessures. Mais je savais, comme Ramsès, qu’Emerson nourrissait toujours des soupçons à l’endroit du garçon. Il paraissait croire Ramsès quand ce dernier assurait que David ne pouvait être celui qui avait attaqué Nefret, mais la question de savoir pourquoi quelqu’un avait pu aller aussi loin pour incriminer le garçon restait sans réponse. Il était possible que cet incident ait été provoqué dans ce dessein, certains risquant de se laisser aveugler par les préjugés contre un inconnu et un indigène au point de ne pouvoir sereinement juger les faits.
— Ma foi, je bous de curiosité, dit Walter. Je suis prêt à commencer dès que tu le seras.
Il s’était mis debout. Emerson l’examina avec amusement et affection.
— Habillé comme ça ?
Plus jeune et moins solidement bâti que son frère, Walter avait mené une vie plus sédentaire depuis qu’il élevait une famille et s’adonnait à l’étude de la langue égyptienne. Ses épaules voûtées et la relative pâleur de son teint le faisaient paraître plus âgé qu’il n’était en réalité ; quant à sa veste Norfolk, même si elle était froissée par les journées de voyage, elle eût été plus appropriée pour une balade dans la campagne anglaise que pour des fouilles archéologiques.
— Oui, il faut vraiment que tu te changes, renchérit Evelyn. J’ai donné l’ordre à George d’empaqueter tes bottes de cheval, mais j’ai bien peur qu’il n’y ait rien dans ta garde-robe qui convienne à une activité physique.
Je suis sûre qu’elle ne voulait pas avoir l’air de critiquer, mais son ton froid et la disparition du sourire de Walter m’assurèrent que les relations entre eux deux ne s’étaient pas sensiblement bonifiées. Il faudrait que je m’occupe de cette question, et j’étais convaincue que les dispositions que j’avais prises faciliteraient le rapprochement espéré.
Evelyn était décidée à nous accompagner et déclara qu’elle ne nous retarderait pas en se changeant. Sa tenue de voyage était un costume de tweed à la mode mais pratique, dont les jupes tombaient jusqu’aux chevilles, et elle avait aux pieds de solides chaussures de marche. Elle refusa également une voiture.
— Nous sommes bien rouillés depuis l’époque d’Amarna. Il faut que nous commencions notre programme de culture physique sur-le-champ ou nous ne pourrons jamais être à la hauteur.
— Vous avez donc l’intention de rester ? (Emerson, dont elle avait accepté le bras, la regarda d’un air interrogateur.)
Elle lui sourit, presque comme avant.
— Vous n’avez rien dit de la décoration de la tombe, mais je vous connais bien, Radcliffe, vous essayez d’éveiller ma curiosité. Est-ce que les peintures sont aussi belles que vous l’espériez ?
— Elles sont uniques, ma chère Evelyn. Elles vont révolutionner l’histoire de l’art égyptien. On n’a jamais découvert de tombe royale antérieure à celle-ci. Si vous m’aviez demandé, j’aurais dit…
Avec un sourire de satisfaction, je me laissai dépasser et rejoignis Ramsès, qui marchait tout seul, Nefret et Walter nous ayant précédés.
— Tu te sens bien, Ramsès ?
Ramsès sortit brusquement de quelques noires pensées – à en juger par son expression.
— C’est aimable à vous de me le demander, Mère. Je prends votre question pour un témoignage d’affection plutôt que pour de la curiosité. Vous devez en effet connaître la réponse, vu que vous avez insisté pour examiner la blessure tous les jours. Bien que ces deux derniers jours il n’y ait pas eu de justification à cette ingérence dans ma vie…
— Pour l’amour de Dieu, Ramsès, j’avais l’impression que tu t’efforçais de corriger l’inutile prolixité et le formalisme de ta façon de parler.
— Oui. Et j’apprécie que vous me le rappeliez. Dites donc, tante Evelyn a l’air en meilleure forme, n’est-ce pas ?
Physiquement, le changement n’était pas visible ; celui-ci était plus subtil. De toute évidence, l’affection pour sa tante avait donné à Ramsès une intuition inattendue. J’acquiesçai, et il poursuivit en me suggérant que, comme il était complètement rétabli, je devais persuader son père de le laisser explorer le second tunnel pour sonder les mystères qui nous attendaient au bout… (Je cite.)
Notre arrivée au bac mit un terme à la discussion. Je m’installai près d’Evelyn, car je n’avais pas encore eu l’occasion de lui parler tranquillement.
— Je ne saurais vous exprimer, déclarai-je sincèrement, le plaisir que j’éprouve à vous voir – et tout particulièrement à vous voir ici, ma très chère Evelyn. Oserai-je espérer que vous resterez ici pour le restant de la saison et y retrouverez la paix de l’âme ?
Le vent lui donnait quelques couleurs et faisait voleter ses boucles dorées, toujours aussi resplendissantes, mais à présent striées de fils d’argent.
— Nous resterons aussi longtemps que vous et Radcliffe aurez besoin de nous, Amelia. Ce n’est qu’en recevant son message que j’ai vraiment compris que je n’étais pas la seule à avoir souffert d’un deuil, et que d’autres le supportaient avec plus de courage et de foi. Pourrez-vous me pardonner de m’être conduite si mal ?
— Ma très chère !
Nous tombâmes dans les bras l’une de l’autre. En me séparant d’elle, je vis qu’elle avait les larmes aux yeux, mais son sourire était le doux sourire que je lui connaissais.
— J’ai eu largement le temps durant notre long voyage, reprit-elle, de me rendre compte de ma faiblesse et de la comparer avec le courage des autres. Je me suis rappelé les innombrables occasions où ceux que vous aimez s’étaient trouvés en danger – ces longues journées de l’hiver dernier où vous avez cru que Radcliffe était mort – voire pis –, les occasions, comme celle-ci, où vous avez craint pour la vie de Ramsès…
— Ah, ma foi, en ce qui concerne Ramsès, on s’y habitue, repartis-je, sentant qu’il était temps d’alléger le ton de la conversation. Je ne prétends pas faire preuve de courage avec Ramsès. Apathie serait un mot plus juste.
— Je vous connais trop bien pour me laisser abuser par votre modestie, chère Amelia.
— Mmm. Ce mot, me semble-t-il, m’est rarement appliqué. Mais oublions les chagrins du passé en savourant les joies présentes. Regardez, Evelyn, votre œil d’artiste doit apprécier la beauté de la vue – l’or des falaises, le vert émeraude des terres cultivées. Et puis, juste devant et sur la droite… reconnaissez-vous une silhouette familière ?
— Cette chère vieille Philæ ! (Evelyn joignit les mains.) Mais je dois l’appeler Amelia à présent. Radcliffe nous avait dit qu’il avait l’intention de vous l’acheter. Dans mon chagrin égoïste, je n’ai pas réagi comme il l’espérait sans doute, mais quels heureux souvenirs m’évoque sa vue ! Ce n’était pas un grand bateau – seulement quatre cabines, si je me rappelle bien. Vous avez dit que vous aviez engagé une gouvernante pour les enfants…
J’éclatai de rire.
— Ma chère Evelyn, soyez plus directe. Je pensais que vous préféreriez résider à l’hôtel plutôt que d’être à l’étroit à bord, mais je serais prête à expulser une dizaine de gouvernantes pour vous et Walter si cela vous était plus agréable. Nous enverrons Miss Marmaduke à l’hôtel.
J’acceptai ses remerciements et ses protestations avec un sourire modeste. En fait, j’avais déjà retenu une chambre pour Gertrude au Louxor, et je lui avais dit de commencer à faire ses valises.
Quand nous débarquâmes, Selim attendait avec les chevaux, et je compris qu’Emerson avait eu l’intention depuis le début de retourner immédiatement sur le site des fouilles. Là-bas, la température avait commencé à s’élever. J’observai le visage en feu de Walter et je constatai, inquiète, avec quelle raideur il mettait le pied à terre. Je devrais m’arranger pour qu’il n’en fasse pas trop, sinon il allait avoir des courbatures et des coups de soleil.
Avec tact je les entraînai vers les chaises pliantes et les tables que j’avais fait installer sous un auvent en toile à voile. Emerson en avait fait toute une histoire, prétendant que je perdais mon temps, mais l’inconfort inutile est une forme de martyre qui ne m’attire guère. L’aspect pratique était également à prendre en considération. Il n’y avait aucune ombre quand le soleil était au zénith, et il était très difficile de lire les notes d’Emerson quand il utilisait un rocher ou le dos de l’un des hommes comme écritoire.
Gertrude était assise à la table, peinant sur les notes les plus récentes. (L’écriture d’Emerson, même quand il n’utilise pas de rocher comme écritoire, n’est pas facile à déchiffrer.) Les deux chats étaient allongés au soleil non loin de là, ignorant Gertrude ostensiblement. Aucune créature mieux que le chat n’excelle à l’impolitesse raffinée, et Bastet en particulier avait tout fait pour se montrer impolie envers Gertrude, malgré les efforts de la dame pour la séduire à l’aide de bouchées friandes et de compliments déplacés. J’avais conseillé à Gertrude de ne pas s’adresser à Bastet en l’appelant « joli minet » ou « chaton chéri », mais elle n’en continuait pas moins, à la grande consternation de Bastet. Personne, pas même Gertrude, n’aurait eu l’idée d’appeler Anubis « joli minet ».
Je présentai Gertrude, et les chats n’hésitèrent pas à aggraver l’insulte en s’approchant nonchalamment de Walter et d’Evelyn pour les saluer.
— Ils paraissent mieux s’entendre, dit Evelyn en caressant Bastet qui se frottait contre ses chevilles, pendant qu’Anubis faisait à Walter l’honneur de griffer ses chaussures.
— Elle laisse Anubis s’approcher d’elle à un mètre cinquante sans cracher, commentai-je. C’est en effet un progrès.
Nos hommes avaient beau ne pas rechigner à la besogne, ils ne se firent pas prier pour marquer un arrêt. Ils se rassemblèrent autour de nous. Je les présentai l’un après l’autre par leur nom, et Evelyn leur sourit avec sa bienveillance habituelle, Walter reconnut plusieurs des hommes plus âgés, bien qu’il ne les eût pas vus depuis des années. Il fut particulièrement chaleureux avec Abdullah. Il lui serra la main avec force et s’adressa à lui dans son arabe hésitant.
— Il me faudra un certain temps pour reparler couramment comme avant, ajouta-t-il en riant. Cela fait trop longtemps que j’étudie les langues mortes, Abdullah.
— Je suis content de vous revoir, déclara gravement Abdullah. Ainsi que la Sitt votre épouse.
Il se retira quand Ramsès approcha en tirant David, malgré les réticences de ce dernier. On ne pouvait pas dire que David et son grand-père fussent en bons termes. L’enfant s’entendait beaucoup mieux avec les autres, notamment son cousin Daoud, affable et de caractère facile. Mais je savais qu’il ne lui arriverait rien tant que l’œil d’aigle d’Abdullah serait posé sur lui.
Il avait plus fière allure depuis le jour où il s’était joint à nous. La plupart de ses bleus et de ses blessures étaient guéris. Je lui avais coupé les cheveux et j’avais réussi à le convaincre de se laver plus souvent qu’il ne l’estimait nécessaire. Toutefois, le changement était tout relatif, et je suppose qu’il avait toujours un air assez pathétique, car le visage d’Evelyn s’emplit de commisération maternelle. Cependant, elle eut la sagesse de s’abstenir d’exprimer cette commisération, et elle lui dit :
— Je suis très contente de faire votre connaissance, David. Si vous êtes un ami de Ramsès, vous devrez être de mes amis.
— Nous sommes frères de sang, expliqua Ramsès.
— Vraiment ? m’exclamai-je. Sapristi, Ramsès…
— Nous n’avons eu besoin que d’une toute petite quantité de fluide vital.
Il donna un coup de coude à David, lui rappelant, je suppose, qu’il était censé intervenir.
Le garçon sursauta, les yeux fixés sur Evelyn.
— Enchanté de faire votre connaissance. (Il prononça chaque mot lentement et soigneusement. Ramsès eut un hochement de tête approbateur, et David poursuivit :) Vous avez le visage de Sitt Miriam dans le livre. Elle est belle. Elle tenir… tient ? (Il jeta un coup d’œil à Ramsès, qui était trop abasourdi pour réagir.) Tenir, répéta David, l’Enfant. Elle le regarde comme ça. Enchanté de faire votre connaissance.
Sitt Miriam est le nom donné par les Coptes à la Vierge. Ce petit discours m’étonna tout autant qu’il avait étonné Ramsès. J’ignore ce qu’Evelyn y comprit vraiment, mais elle fut visiblement émue. Impulsivement, elle tendit la main. David la saisit et, au bout d’un instant d’hésitation, la secoua gravement.
— Je suis ravie de vous rencontrer.
Ramsès l’entraîna.
— Saperlotte, observa Emerson en les regardant s’éloigner. Il semblerait que nous ayons un courtisan parmi nous. Je me demande quelle part de ce joli discours est imputable à Ramsès.
— Très peu, à mon avis, répondis-je. Ramsès n’est pas doué pour les jolis discours.
— Mmm, fit Emerson. Ma foi, Amelia, si vous avez terminé les civilités, j’aimerais bien reprendre le travail.
Nous le suivîmes tous jusqu’au pied de la pente. Au même instant, un panier descendait entre les mains de Selim, qui l’emporta non loin de là et le jeta sur le tas de pierraille qui grossissait.
— C’est une partie des gravats ? s’enquit Walter. Apparemment il n’y a pas d’objets d’art là-dedans. Pourquoi ne balances-tu pas tout ça dans la crevasse ?
— Tu sembles avoir oublié mes principes, répliqua Emerson d’un ton quelque peu acerbe. Nous en avons trouvé très peu jusqu’ici, mais ce n’est pas une raison pour pratiquer des fouilles à la va-vite. Si vous voulez bien m’excuser, je vais monter.
Walter était habitué aux manières de son frère.
— Je vais avec toi. J’ai hâte de voir la tombe.
— Je crois que l’escalier n’est pas encore terminé, Walter, dit Evelyn.
C’était évident, car Mohammed était accroupi non loin de là et y travaillait. Il s’agissait d’un ensemble de marches et de supports en bois, avec des montants pour des cordes en guise de rampe.
Walter se crispa.
— L’échelle de corde est parfaite.
— Attends au moins d’avoir les bottes adéquates, et peut-être des gants pour te protéger les mains.
Ce n’était pas du tout ainsi qu’il fallait procéder, comme j’aurais pu le lui dire. Les hommes se conduisent comme de petits garçons dès que quelqu’un, surtout une femme, met en doute leur courage. Walter aurait peut-être cédé – pour un homme, il est relativement raisonnable –, si un autre homme n’avait pas fait son apparition, descendant l’échelle avec la rapidité et l’agilité d’un athlète. Après avoir lestement sauté sur le sol, il ôta son chapeau et s’inclina devant les dames.
Sa souplesse gracieuse fit paraître le pauvre Walter encore plus frêle et plus gauche. Je n’ai jamais rencontré un homme dont le physique puisse se comparer à celui de mon mari, mais le costume de travail de Sir Edward – surtout sa chemise, humide de transpiration – mettait ses formes athlétiques à leur avantage.
Emerson l’accueillit de manière typique.
— Je vous avais dit que l’on n’avait pas besoin de vous aujourd’hui.
— Je n’avais rien de mieux à faire, répondit-il gaiement. Comme je vous l’avais expliqué, lorsque l’on n’aura pas besoin de mes services côté photographie, je donnerai un coup de main pour n’importe quelle autre tâche. J’ai aidé Daoud à étiqueter les paniers.
Je jugeai préférable de laisser Emerson faire les présentations. Il s’exécuta, de mauvaise grâce. Sir Edward avait suivi à la lettre l’avertissement d’Emerson : il avait à peine osé me parler depuis qu’il était entré à notre service et il était resté bien à l’écart de Nefret. Il s’inclina avec déférence au-dessus de la main d’Evelyn et s’exclama, en serrant celle de Walter, que c’était un honneur de rencontrer l’homme dont la science était vénérée par tous ceux qui connaissaient l’égyptologie.
Emerson l’observa d’un air soupçonneux, mais estima avoir le nombre pour lui et que je serais bien chaperonnée.
— Viens, Walter. Tu ferais mieux de me précéder. Je vais tenir l’échelle par en dessous.
— Permettez-moi de le faire, Professeur. (Sir Edward les suivit, et je l’entendis ajouter :) Monsieur Emerson, prenez mon casque, s’il vous va. Il y a des risques de chutes de pierres.
— Oh, mon Dieu ! s’écria Evelyn. Amelia, essayez de dissuader Walter. Il n’est pas en état de faire ça.
— Ce serait une perte de temps, ma chérie. Autant nous asseoir à l’ombre, vous ne croyez pas ?
Nous retournâmes à l’abri, et Evelyn engagea la conversation avec Gertrude, s’excusant de l’avoir évincée de sa cabine. Cette marque de considération parut surprendre beaucoup Gertrude. Je suppose qu’elle n’y était pas habituée. La courtoisie envers ceux qu’elles considèrent comme leurs inférieurs est rare parmi les classes supérieures.
— Les désirs de Mme Emerson sont bien sûr mes ordres. (Après un bref silence, elle ajouta, doucement mais avec conviction :) Je souhaiterais seulement que vous convainquiez Mme Emerson et Nefret de me rejoindre à l’hôtel. Je crois que ce serait beaucoup plus prudent.
— Plus prudent ? répéta Evelyn.
— Oh, rien de bien méchant, Evelyn, intervins-je en décochant à Gertrude un regard plein de reproche. J’avais l’intention de vous en parler ultérieurement, mais vu que le sujet est abordé, autant commencer maintenant.
Le récit servit au moins à détourner l’attention d’Evelyn, qui s’attendait à voir son mari s’écraser au sol. Je n’entrai pas dans les détails, vu que j’aurais probablement à répéter plus tard cette histoire à Walter, et que Ramsès tiendrait sans doute à en donner sa propre version.
— Rien de bien méchant, en effet, observa Evelyn avec un sourire quand j’eus fini. Pauvre Miss Marmaduke ! J’espère que vous ne lui reprochez pas de s’inquiéter, Amelia. Il faut un certain temps pour s’habituer à votre mode de vie.
— Je n’avais en tout cas pas l’intention de vous alarmer, vous, dit Gertrude avec animation. Vous et votre mari ne pouvez courir aucun danger. C’est Nefret qui me préoccupe. Ne voulez-vous pas la laisser venir avec moi, madame Emerson ? Elle pourrait partager ma chambre et je vous promets que je ne la quitterai pas des yeux.
L’idée que Gertrude puisse surveiller la jeune fille plus efficacement que nous était ridicule. Elle devait me prendre pour une imbécile et j’imaginai avec horreur les termes qu’utiliserait Nefret si je lui faisais cette proposition.
— Vous m’inquiétez, Miss Marmaduke, s’exclama Evelyn. Pourquoi pensez-vous que Nefret puisse courir un plus grand danger que les autres ? Ramsès…
— Ce n’est pas une jeune fille, coupa Gertrude, l’air si prude que je ne pus m’empêcher de rire.
— C’est indéniable. Que voulez-vous dire, Gertrude ?
Elle baissa les yeux et son visage s’empourpra, mais elle reprit fermement :
— Ma première impression, cette terrible nuit, c’était que l’homme était entré dans sa cabine pour… pour…
— Attenter à sa vertu ? questionnai-je. Je ne crois pas. Ce délit précis est presque inconnu en Égypte, et seul un fou agresserait une étrangère – surtout une femme sous la protection du Maître des Imprécations.
— Vous avez peut-être raison, murmura Gertrude. Mais vous ne pouvez pas me reprocher de craindre le pire. Voir cette pauvre enfant, son vêtement arraché, terrorisée au point qu’elle s’est jetée sur moi quand j’ai tenté de la rassurer…
Elle fut parcourue d’un frisson.
— Oui, Gertrude, dis-je impatiemment, j’ai entendu votre explication. Il suffit. Je ne veux pas gâcher ces joyeuses retrouvailles par des propos déprimants. Et si nous… Ah, mais voici les hommes qui reviennent. Walter est sain et sauf, vous voyez.
Sain et sauf, mais il avait les mains égratignées, le visage en feu, les vêtements déchirés et trempés de sueur. Cependant, quand je lui proposai de retourner tout de suite à la dahabieh, il me regarda, stupéfait.
— Maintenant ? C’est hors de question. Les hommes ont trouvé des fragments décorés ! Ils font descendre le panier en ce moment. Des inscriptions, ma chère Amelia, des inscriptions ! J’ai clairement discerné des hiéroglyphes !
Il s’éloigna d’Evelyn et partit en boitant vers Emerson, qui supervisait la descente du précieux panier. Je regardai Sir Edward, qui avait suivi Walter à distance respectable. Lissant ses cheveux humides, il dit avec son sourire engageant :
— J’ai eu le privilège d’assister à une discussion professionnelle entre les deux plus grands experts en ce domaine. Il y a assurément des inscriptions sur l’un des objets. Le Professeur va vouloir des photos, je pense. Excusez-moi, je vous prie.
— Ce n’est pas la peine d’essayer d’éloigner Walter à présent, dis-je à Evelyn, qui murmurait d’un air accablé. Retournons à la dahabieh, vous et moi. Les autres pourront suivre. (Baissant la voix, j’ajoutai :) Il faut que je vous parle en privé.
J’annonçai notre départ à Emerson, qui répondit par un grognement distrait. Ramsès était au beau milieu de la foule comme d’habitude, s’efforçant de jeter un coup d’œil sur les fragments avant son oncle. Je l’attirai à l’écart pour lui enjoindre de trouver Nefret et de rester avec elle.
— Elle est avec David, dit Ramsès. J’espère que vous n’insinuez pas…
— Je n’insinue rien. Je te donne un ordre. Ne la quitte pas des yeux. Ne me demande pas pourquoi et essaie de ne pas l’agacer outre mesure.
Ramsès croisa les bras et haussa les sourcils.
— Y a-t-il autre chose, Mère ?
— Probablement. Mais je ne vois pas quoi pour le moment.
Il nous escorta jusqu’aux ânes. Nefret et David étaient assis par terre non loin de là. La tête blonde de Nefret et la tête brune de David étaient proches l’une de l’autre, penchées sur quelque chose que tenait David. Cela ressemblait à un carnet semblable à ceux utilisés par Ramsès.
— Qu’est-ce qu’ils font ? m’enquis-je tandis que Ramsès aidait sa tante à monter en selle.
— Nous lui apprenons à lire, répondit Ramsès.
— L’anglais ? David ne sait même pas parler la langue !
— Il l’apprend, repartit Ramsès. Y voyez-vous un inconvénient, Mère ?
— Non, je ne pense pas. Dis à Nefret… Je ferais mieux de le lui dire moi-même. Mets ton chapeau, Nefret !
— Elle n’aime pas recevoir des ordres de la part de Ramsès, constata Evelyn en souriant, comme les ânes s’éloignaient.
— Vous avez remarqué ça, n’est-ce pas ?
— J’ai été contente de le remarquer, Amelia. Quand nous l’avons recueillie, elle était si douce et si docile que j’ai eu peur qu’elle ne laisse Ramsès la tyranniser – avec les meilleures intentions du monde, naturellement. Elle a pris confiance en elle à présent et sa force de caractère s’est affirmée.
— Je n’avais pas envisagé la question sous cet angle, admis-je. Vous me rassurez, Evelyn, comme toujours. Leurs disputes constantes me portent sur les nerfs, mais cet état de fait est assurément préférable à la façon dont Ramsès était entiché d’elle au début. Il était tellement épris qu’il pouvait à peine prononcer son nom.
— Ce n’était qu’un petit garçon, repartit Evelyn avec tolérance. J’étais certaine que vos craintes sur ce chapitre étaient injustifiées. Après tout, il n’y a rien de tel qu’une promiscuité continuelle pour dissiper les illusions romanesques.
Venant d’elle, la remarque était d’un cynisme surprenant. Je résolus d’en rester là.
— Mais qu’est-ce que vous vouliez me dire, Amelia ? questionna Evelyn. Sommes-nous suffisamment au calme à présent ?
Je ralentis ma monture pour permettre à Selim, qui nous avait escortées, de passer devant.
— Oui, et nous n’aurons peut-être pas d’autre occasion de sitôt. Ce que je vais vous dire doit rester entre nous, Evelyn. Je ne veux pas qu’Emerson, ni Walter, et en tout cas pas Ramsès, apprennent ce que je projette.
Lorsque nous arrivâmes à l’Amelia, j’avais expliqué mes intentions et les raisons qui la justifiaient. La douce expression d’Evelyn reflétait toute une gamme d’émotions, mais son seul commentaire, comme je m’y attendais, fut l’assurance qu’elle ferait exactement ce que je lui demandais.
Nous nous hâtâmes donc de gagner directement la cabine qu’occupait Gertrude. La porte n’était pas fermée à clef. Il y avait des barres sur le côté intérieur des portes, mais aucun moyen de les verrouiller de l’extérieur, et, en temps normal, aucune raison de le faire.
C’était la première fois depuis sa maladie que j’étais entrée dans la cabine de Gertrude. Elle était assurément bien mieux rangée que précédemment. Gertrude avait empaqueté toutes ses affaires à l’exception de ses objets de toilette et d’un rechange. Deux valises se trouvaient au pied du lit.
— Quel ennui ! m’écriai-je. Je suppose qu’elle les a fermées à clef. Regardez dans les tiroirs de la commode pour voir si les clefs ne s’y trouveraient pas, Evelyn. Je ne pense pas qu’elle les ait laissées là, mais je préférerais ne pas avoir à crocheter les serrures à moins d’y être obligée.
Evelyn obtempéra, à contrecœur. La tâche violait tous ses principes – et, inutile de le préciser, les miens également. Cependant, je ne laisse jamais mes principes contrarier le bon sens.
— Rien, annonça-t-elle en refermant le tiroir du bout des doigts.
M’attendant à cela, j’avais déjà ôté deux épingles à cheveux de mon chignon. Depuis certaine aventure mémorable, au cours de laquelle je m’étais retrouvée avec ces épingles à cheveux pour seule arme, je ne manque jamais de choisir les plus longues et les plus rigides possibles. Il faut faire attention en les plantant dans un chignon ou dans une tresse en diadème, vu qu’elles ne plient pas le moins du monde, mais les autres avantages compensent largement ce petit inconvénient.
Après un coup d’œil à la porte, Evelyn me regarda.
— Combien de temps…
— Je n’en ai aucune idée, ma chérie, répondis-je. Sapristi ! Cela se révèle plus difficile que je ne pensais. J’aurais dû demander à Ramsès de me donner une leçon.
— Peut-être, dit Evelyn timidement, pourriez-vous me laisser essayer.
Je m’assis sur les talons et la dévisageai, ébahie.
— Ramsès, poursuivit-elle en rougissant, prend toujours plaisir à me montrer ses nouveaux talents. Non, chère Amelia, j’ignore comment il a acquis celui-ci, et j’ai jugé préférable de ne pas le lui demander.
Je lui tendis les épingles à cheveux et la regardai avec intérêt crocheter prestement les serrures.
Elle me laissa le soin de fouiller les valises. Méticuleusement j’inspectai chaque vêtement tour à tour. Fouiller une valise ou un tiroir sans laisser de traces demande un certain tour de main – et beaucoup de temps.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? questionna Evelyn.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais je suis sûre que je reconnaîtrai ce que c’est quand je le verrai.
Je vidai et refis une valise sans trouver quoi que ce soit d’extraordinaire à l’exception d’un vêtement magnifique et volumineux, fait de fine soie écarlate et brodé d’anciens symboles égyptiens. Grâce à ma compréhension de la psychologie humaine, je me rappelai que les gens qui sont timides et modestes en public cultivent souvent des fantasmes romanesques en privé. Cette grande robe n’était pas une preuve de culpabilité, pas plus que les livres sur la religion orientale. J’avais déjà déduit de sa conversation qu’elle avait un penchant pour les philosophies ésotériques.
— Dépêchez-vous, implora Evelyn.
— Je me dépêche autant que je l’ose, Evelyn. Refermez à clef la première valise, s’il vous plaît, pendant que j’examine la seconde.
La seconde valise contenait un certain nombre d’objets intéressants, dont la source de l’étrange parfum – des bâtons d’encens accompagnés de leur cassolette en bronze. Le plus révélateur, c’était un mince volume enveloppé avec vénération d’un carré de velours doré.
— Eh bien ! m’exclamai-je. Ceci explique un certain nombre de choses, notamment ces questions sur la religion égyptienne auxquelles Emerson a pris tant de plaisir à répondre. Cette bonne femme est théosophe, Evelyn ! Voici un exemplaire d’Isis dévoilée de Madame Blavatsky, la fondatrice de la Société Théosophique.
— Est-ce une société secrète, Amelia ? s’enquit Evelyn avec espoir.
— Malheureusement non, ma chérie. C’est un mélange parfaitement inoffensif, quoique fumeux, de philosophie indienne et d’occultisme. Mon Dieu, quelle déception. Peut-être Miss Marmaduke est-elle finalement innocente… de tout sauf de crédulité.
— Cela vous suffit-il, Amelia ? demanda Evelyn avec inquiétude. Ils vont bientôt revenir, et ce serait très embarrassant si nous étions surprises.
— Ma chère Evelyn, nous serons amplement prévenues. Généralement, la voix d’Emerson s’entend de loin quand il parle, et ne disons rien des cris qui annonceront probablement son arrivée.
Sachant que c’était vrai, je ne craignais absolument pas d’être prise sur le fait, et j’achevai ma fouille sans hâte et sans… résultat.
— Sapristi, m’exclamai-je, elle doit être coupable. Aucune personne innocente ne saurait mener une vie aussi dépourvue de vices inoffensifs. Aucune lettre d’amour, pas de bouteille d’alcool, pas même une boîte de chocolats cachée. Mais je suppose que d’aucuns considéreraient cette croyance en l’occulte comme un vice, du moins de nature intellectuelle.
Je fis un tour d’horizon très attentif de la cabine. Rien ne m’avait échappé. Chaque centimètre avait été inspecté. Sauf…
Je m’emparai de la paire de bottes qui était au pied du lit, la retournai et la secouai énergiquement. Si je ne l’avais pas secouée, la petite boîte en carton n’aurait pas été découverte. Elle avait été coincée dans la partie la plus étroite du bout d’une des bottes.
Je dénouai la ficelle et ôtai le couvercle. La boîte était remplie de coton et j’en conclus que je devais procéder doucement. Un éclair doré me laissa pressentir ce que j’allais trouver. C’était la bague que j’avais vue au doigt de M. Shelmadine – le bijou portant le cartouche de la reine Tétishéri, qui avait disparu de notre salon le soir où lui-même s’était évanoui dans la nature.
*
***
Après le déjeuner, servi sur le pont supérieur, nous nous séparâmes. Emerson, bien sûr, retourna à la tombe, emmenant Sir Edward et les enfants. Comme Gertrude avait fini ses valises, je l’accompagnai à Louxor avec les jeunes Emerson, afin que l’on opère l’échange prévu pour l’hébergement et que l’on fasse quelques courses indispensables.
Evelyn et moi n’avions pas eu l’occasion de discuter de l’incroyable découverte de la bague. Averties par le cri d’arrivée d’Emerson, nous avions tout juste eu le temps de dissimuler les preuves de notre visite et de battre en retraite rapidement. Lorsque Gertrude nous rejoignit sur le pont, elle s’était changée et portait les bottes. Si elle avait remarqué quoi que ce fût d’anormal, elle ne le manifesta en aucun cas.
Je me demandai ce qu’elle avait fait de la bague. Elle ne pouvait pas la porter à une chaîne autour du cou, car j’aurais remarqué la protubérance.
Une fois que nous fûmes arrivés à l’hôtel, j’allai avec elle à sa chambre pour étudier la disposition des lieux, au cas où j’aurais voulu, une prochaine fois, faire une petite visite sans y être invitée. L’examen fut fort satisfaisant : premier étage, petit balcon et plante grimpante des plus commodes à proximité.
Gertrude eut la bonté de trouver le logement à son goût, mais sembla rechigner à me laisser partir.
— Vous ne voulez pas que je retourne avec vous et que je reprenne les leçons des enfants ? Cela fait presque une semaine que…
— Ils ne seront pas d’humeur à se pencher sur la littérature anglaise ce soir, fis-je impatiemment. La discipline, c’est une chose, Gertrude, avoir des ambitions déraisonnables, c’est tout autre chose. J’enverrai quelqu’un vous chercher demain matin, ou peut-être pourriez-vous accompagner Sir Edward. C’est sans doute ce qui serait le mieux. Il vous préviendra de l’heure et du rendez-vous quand il reviendra ce soir.
Elle parut sur le point d’émettre une objection, mais je ne voyais pas bien pourquoi. Était-ce le fait d’être forcée de partager un bateau sans chaperon avec un jeune homme de belle prestance ?
Les courses ne me prirent guère de temps, attendu que les boutiques de Louxor n’offrent presque aucun choix au voyageur, sinon des antiquités, fausses et authentiques. Le plus raisonnable eût été que Walter retourne au Caire, où l’on trouve facilement des marchandises européennes, mais il refusa obstinément. Et en fin de compte je fus contrainte de télégraphier, espérant que mon amie Mme Wilson saurait trouver la taille approximative de Walter pour un pantalon et des bottes.
Une fois que nous fûmes de retour au canot avec nos quelques emplettes, le soleil était bas à l’horizon au-dessus des falaises et les teintes du couchant coloraient l’eau qui clapotait. J’attendais avec impatience le moment où je pourrais envoyer Walter prendre un bain, se reposer, ou faire ce qu’il voudrait, afin de converser en tête-à-tête avec Evelyn. Mais cela s’avéra impossible. Les autres revenaient du site des fouilles au moment même où nous arrivions à l’Amelia.
Chapeau en main, Sir Edward m’entraîna à l’écart. Il avait pris l’habitude de dîner avec nous. Cette fois-ci il annonça son intention de retourner à l’hôtel sur-le-champ.
— Vous aurez envie de rester en famille ce soir, madame Emerson. Ne vous donnez pas la peine de me renvoyer le canot demain matin. Je prendrai le bac tout simplement et je me rendrai directement sur le site.
C’était un geste courtois de gentleman, et je le lui dis.
— Peut-être cela ne vous dérangerait-il pas d’emmener Miss Marmaduke avec vous demain, Sir Edward ?
— Pas du tout. Je pourrais peut-être – avec votre permission, bien entendu – lui demander de dîner avec moi ce soir. Elle paraît très timide et craintive. Je parviendrai peut-être à la rassurer.
J’étais sur le point de répondre quand Emerson émergea du couloir menant aux cabines.
— Amelia ! Qu’est-ce que vous fabriquez, nom d’un chien ? Je vous attends.
Sir Edward s’éloigna et je tentai de calmer Emerson en lui faisant part de la conversation.
— Mmm, fit Emerson. Ainsi il a jeté son dévolu sur Miss Marmaduke, c’est ça ?
— J’aimerais que ce soit le cas, Emerson.
— Eh bien, Peabody, vous me choquez ! (Une fois sa bonne humeur revenue, Emerson s’agenouilla et commença à défaire les lacets de mes bottes. Il se livre en privé à ces gamineries sentimentales.) Vous n’avez quand même pas l’intention de lâcher un mondain libertin tel que Sir Edward sur une vieille fille effarouchée.
— Si c’était une vieille fille effarouchée, une telle expérience lui ferait grand bien. (Emerson ricana, et je poursuivis :) Mais Miss Marmaduke n’est pas ce qu’elle paraît être, Emerson. Je ne sais pas si ce dîner sera un conciliabule entre conspirateurs ou bien un assaut entre rivaux, mais c’était habile de la part de Sir Edward de faire cette suggestion ouvertement, car la plupart des gens l’auraient prise comme vous venez de le faire.
— C’est un malin, acquiesça Emerson. Mais il n’est peut-être pas aussi diaboliquement habile que vous le croyez. Il se peut que nous imaginions des ennemis là où il n’en existe aucun, Peabody. Et maintenant que nous avons trouvé la tombe, même Riccetti a peut-être abandonné.
— Voulez-vous dire que nous ne devrions pas parler à Evelyn et Walter des agressions précédentes, des circonstances mystérieuses, des…
— Oui, crénom, c’est ça. Pourquoi les alarmer sans raison ?
Il saisit mes pieds nus dans ses grosses mains brunes et me regarda en souriant.
— Si j’avais pensé qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, je n’en aurais pas parlé à Evelyn, dis-je.
Emerson lâcha mes pieds sans ménagements et se mit debout.
— J’aurais dû m’en douter. Très bien, Peabody, vous m’avez devancé, comme d’habitude, et je suppose que Ramsès a parlé lui aussi. Je me demande parfois quel effet cela doit faire d’être le patriarche respecté d’une famille anglaise ordinaire.
— Très ennuyeux, Emerson.
Le froncement de sourcils d’Emerson se transforma en sourire.
— Vous avez encore une fois raison, Peabody. Montez au salon quand vous vous serez changée, je vais préparer le whisky.
Nous bûmes notre whisky, Walter, Emerson et moi. Ramsès exigea d’en boire aussi – « Selon les lois de l’Islam, du judaïsme et de plusieurs tribus nubiennes, je serai bientôt un homme, Père » –, mais il avait demandé cela quasi machinalement, vu qu’il ne s’attendait pas à ce que le discours eût plus d’effet cette fois-ci que les autres fois. La nuit était tombée, les étoiles scintillaient dans les noires profondeurs du ciel, la brise apportait le doux écho du clapotis de l’eau et les effluves mystérieux de l’Égypte.
Je commençais à regretter d’avoir mis si vite Evelyn dans la confidence. Elle paraissait très frêle et ridiculement juvénile ce soir-là, ses cheveux blonds répandus sur ses épaules, retenus seulement par un foulard. Walter était en plus piteux état, le visage brûlé par le soleil, avec des mouvements aussi raides qu’un monsieur perclus de rhumatismes. Quelques semaines d’activités archéologiques ordinaires l’auraient raffermi et lui auraient fait du bien, mais nos activités archéologiques sont rarement ordinaires, et les fouilles de cette année promettaient d’être encore plus périlleuses. Je souhaitais seulement que notre tentative bien intentionnée pour aider les chers membres de notre famille ne mît point leur vie en danger.
Rien à craindre tant que nous serons sur la brèche, me dis-je, en jetant un coup d’œil affectueux au profil décidé d’Emerson et à sa robuste silhouette. Je chassai mes pressentiments et m’adressai à Walter.
— Bien que je ne veuille pas assombrir cette joyeuse réunion, Walter, il faut que je vous mette au courant, vous et Evelyn, de ce qui s’est passé. C’est une assez longue histoire…
En souriant, Walter m’interrompit.
— Je suppose que votre version ne sera pas interminable comme celle de Ramsès. Sans doute, chère sœur, votre interprétation de ces événements diffère-t-elle de la sienne, mais vous n’avez pas besoin de répéter les faits eux-mêmes.
— Les interprétations d’Amelia diffèrent généralement de celles de tout le monde, intervint Emerson. Au début, je l’admets, nous avons été l’objet de certaines… euh… attentions. Toutes avaient pour but de nous empêcher de trouver la tombe. Maintenant que nous l’avons découverte, il n’y a pas de raison pour que ces attentions continuent.
Il sortit sa pipe, avec l’air d’un homme qui a dit le dernier mot et n’a pas l’intention de permettre la discussion.
Ramsès s’éclaircit la voix.
— Avec tout le respect dû, Père, cette hypothèse n’explique pas certaines des… euh… attentions. La plus curieuse, c’est la visite de M. Shelmadine et sa disparition ultérieure. Il devait savoir que ses allusions aux cultes antiques et à la réincarnation vous feraient enrager sans vous convaincre, et si la bague n’était pas authentique, il s’est donné beaucoup de mal et a payé bien cher pour la faire fabriquer.
Evelyn me jeta un coup d’œil interrogateur. Je secouai la tête. Ce n’était pas le moment de mentionner notre récente découverte. J’avais l’intention de la garder en réserve pour le coup de grâce qui allait pulvériser le scepticisme d’Emerson et le forcer à admettre que j’avais raison depuis le début.
— C’était un fou, dit Emerson sèchement. L’égyptologie suscite des théories insensées.
— C’est vrai, acquiesça Walter. Mais c’est une drôle de coïncidence que ce bonhomme se présente en exposant justement cette théorie insensée peu de temps après que toi-même décides de retrouver cette tombe en particulier, n’est-ce pas ?
Emerson commençait à perdre patience. Sa respiration accélérée l’empêcha de parler à temps, et je pus le devancer.
— C’est le contraire, Walter, expliquai-je. Emerson n’avait pas l’intention de travailler dans la nécropole de la XVIIe dynastie, et ce n’est qu’après la visite de M. Shelmadine qu’il a commencé à rapprocher les autres indices. Voyons, Emerson, ne le niez pas, vous l’avez dit vous-même. « Quelqu’un a découvert la tombe de Tétishéri. C’est la seule hypothèse qui explique toute cette agitation. »
— Aucune hypothèse sensée n’explique Shelmadine, rétorqua Emerson, furieux. Sa visite était une coïncidence.
— Et sa mort une autre coïncidence ? repartis-je. Le corps a été identifié, Emerson.
Emerson, troublé, poussa un long soupir.
— Et comment savez-vous ça, Amelia ? Bon sang, avez-vous été en rapport avec la police du Caire ? Comment avez-vous…
— Vous n’ignorez pas, mon chéri, que Sir Eldon Gorst est un vieil ami. Il a répondu à mon télégramme il y a quelques jours. Shelmadine a été identifié par…
Je marquai une pause. Je ne taquine jamais mon cher Emerson, mais cette fois-ci la tentation était irrésistible.
— Eh bien ? me lança-t-il. Ne soyez pas aussi théâtrale, nom d’un chien, Amelia. Je suppose que c’est grâce à la bague.
— Non, mon chéri. J’étais sur le point de le dire : grâce à une femme qui a reconnu certaines… euh… caractéristiques physiques. M. Shelmadine ne portait pas la bague. Celle-ci est maintenant en possession de Miss Marmaduke.
Le métier d’acteur m’a toujours intéressée. J’avais employé certaines techniques théâtrales pour préparer ma déclaration – l’atermoiement, la fausse piste, enfin l’utilisation de ce qu’on appelle, je crois, une « chute », et l’effet fut à la hauteur de mes espérances. Toute l’assemblée fut abasourdie et resta figée. Même Evelyn parut surprise, non de la nouvelle, mais de ma méthode pour l’annoncer, et peut-être de l’effet qu’elle produisit sur Emerson. Le sang lui afflua au visage, et d’entre ses lèvres entrouvertes sortit une série de hoquets sifflants.
— C’est exact, s’exclama Evelyn. Nous l’avons trouvée dans la cabine de Miss Marmaduke, au fond d’une botte. Oh, mon Dieu, prenez un verre d’eau, Radcliffe, s’il vous plaît.
Emerson le refusa d’un geste.
— Vous… deux… vous avez fouillé… Crénom !
— C’était nécessaire, Emerson, l’assurai-je. Imaginez-vous que j’aurais commis cette incorrection flagrante si je n’avais pas estimé que c’était obligatoire ?
Le sang reflua des joues d’Emerson. Ses lèvres frémirent.
— Vous marquez un but, Peabody, c’est certain, dit-il. Et, par-dessus le marché, c’est un beau but.
— Donc vous l’admettez, Emerson ?
— Je vous revaudrai ça, marmonna-t-il. Je veux bien être pendu avant d’admettre quoi que ce soit, Peabody, tant que je ne saurai pas précisément ce que je suis censé admettre.
— Vous voulez sans doute faire l’une de vos petites plaisanteries, Professeur, intervint Nefret. Vous savez aussi bien que moi ce que signifie cette bague. Miss Marmaduke est une espionne et elle appartient à la bande qui a assassiné M. Shelmadine. C’était peut-être un fou, mais ce n’était pas un fou inoffensif. On l’a tué pour l’empêcher de vous donner des informations que ses rivaux ne voulaient pas vous voir posséder.
Ramsès s’éclaircit la voix.
— Il y a une autre explication, qui…
— Ramsès, commençai-je d’un ton menaçant.
— … qui, j’en suis sûr, a dû venir à l’esprit de Mère et qu’elle s’est abstenue de mentionner uniquement parce qu’elle vous taquinait un peu, Père, et qu’elle attendait que vous la suggériez vous-même.
— Donne-la, lui ordonna Emerson en me jetant un coup d’œil.
— Oui, Père. Je suis certain qu’en entendant les remarques de Miss Marmaduke un soir au dîner vous l’avez soupçonnée d’être une disciple de Madame Blavatsky et des Théosophes. Ses réactions aux sujets que j’ai abordés confirment cette impression. Le livre hébreu mystique qu’on appelle la kabbale et les croyances de certaines sectes hindoues font partie des fondations philosophiques de la théosophie.
— Nous avons déjà établi que c’était une disciple, Ramsès, fis-je impatiemment.
— Ah, reprit Ramsès, mais – comme vous le savez bien sûr –, un autre article essentiel de ce dogme est cette croyance en la réincarnation. Notre vie est seulement une parmi de nombreuses autres, et le comportement d’un individu lors de sa vie incarnée affecte ses vies futures. Si l’homme qui vous a rendu visite au Caire a prétendu être la réincarnation d’un ancien prêtre égyptien, ce n’est sûrement pas une coïncidence. Nous ne pouvons pas être certains que la bague trouvée par Mère soit bien la même que celle que M. Shelmadine lui a montrée. Il y en a peut-être deux, voire davantage – insignes portés par les membres d’une société secrète théosophique. Si c’est le cas, Marmaduke et Shelmadine devaient se connaître, mais pas forcément pour des motifs criminels. Jusqu’ici, conclut Ramsès, il n’y a pas assez de preuves pour étayer cette hypothèse, mais elle est aussi plausible que n’importe quelle autre, comme vous en conviendrez tous, j’en suis sûr.
Emerson reposa son regard sur moi. Nous nous regardâmes droit dans les yeux. Nos lèvres s’entrouvrirent. Nous parlâmes ensemble.
— J’étais sur le point d’avancer cette hypothèse moi-même.
— Je l’avais sur le bout de la langue.
— Pas moi, admit Nefret. Mais elle est plausible, et elle est étayée par la déclaration du Signor Riccetti : certains seraient prêts à nous aider s’ils le pouvaient. Si les théosophes sont aussi inoffensifs et idéalistes que le dit Ramsès…
— Les individus idéalistes sont beaucoup plus dangereux que les criminels, gronda Emerson. Ils savent toujours trouver des prétextes hypocrites pour commettre des actes de violence.
Il avait le dernier mot. Les domestiques commencèrent à servir le dîner. Certains d’entre eux comprenaient l’anglais, et il parut préférable d’abandonner le sujet.
Sinon pour confirmer mon histoire, Evelyn avait dit très peu de choses. J’avais hâte d’entendre ses théories, car j’en étais venue à avoir un grand respect pour ses capacités de raisonnement. Cependant, la journée avait été longue et pénible pour elle ; Walter et moi décidâmes qu’ils feraient mieux d’aller se coucher directement une fois que nous aurions terminé notre café. Tandis qu’Evelyn suivait son époux qui se dirigeait vers leur cabine en boitant, je lui remis un flacon de liniment.
— À voir sa démarche, il est évident que Walter n’a pas fait d’équitation depuis des mois, Evelyn. Il sera aussi raide qu’une momie demain matin si vous n’utilisez pas ceci. Frottez bien, surtout sur les… euh… membres inférieurs.
Elle me remercia et me souhaita bonne nuit.
La cabine était assez petite et le lit était étroit. Mais je fondais mes espoirs sur le liniment.